La suppression, bien que souvent délaissée, est pourtant si impactante

                                                                                                                                                                           Par Maria Plaza            Orthoptiste et étudiante du Cours d’Expert en Thérapie Visuelle 

Résumé

La suppression est un mécanisme complexe dont la physio-pathogénie est peu décrite. C’est un mécanisme physiologique utilisé constamment pour permettre une vision de qualité mais c’est aussi un mécanisme qui sait se mettre en place et s’adapter dans des situations pathologiques pour éviter les conflits sensoriels. Son évaluation est indispensable pour pouvoir ensuite mettre en place un traitement adapté. De nombreux outils permettent de l’évaluer pour en connaitre notamment sa temporalité, sa profondeur, sa localisation et son étendu. Les différents tests seront décrits. Cette suppression pourra être traitée mais il faudra toutefois être prudent et bien évaluer la situation car cela peut être délétère et laisser le patient dans une situation de souffrance avec une vision double constante. Les différentes techniques pour lever cette suppression seront énoncées dans cet article.

La suppression, bien que souvent délaissée, est pourtant si impactante

Lorsque l’on fait des recherches sur la suppression (neutralisation, en France), nous pouvons constater qu’elle est souvent évoquée mais son concept, sa physio-pathogénie ne sont pas expliqués comme si le mécanisme de neutralisation était mal connu, mal défini. Elle est rarement traitée comme un sujet en tant que tel. Et pourtant la suppression est un élément majeur à prendre en compte car elle a beaucoup d’impact. Nous allons donc tenter de la définir, de comprendre son importance, voir comment l’analyser et comment la traiter.

 

La suppression est un mécanisme binoculaire qui permet de supprimer une image gênante ou non désirée. Elle nait, au niveau cortical, de la rivalité rétinienne due au fait que les deux images perçues sont trop différentes pour être fusionnées ou que leur fusion entrainerait un inconfort.

 

La suppression, en réalité, est utilisée constamment, elle permet d’éliminer la diplopie physiologique.  C’est un mécanisme physiologique, adaptatif qui permet de voir correctement une scène visuelle. Il s’agit là d’une suppression périphérique. Le cerveau choisi ce qui est important et supprime le reste. Il semblerait cependant que cette neutralisation physiologique ne soit pas complète puisque cette diplopie physiologique joue un rôle dans la vision du relief ou dans l’orientation dans l’espace, comme si le cerveau tenait compte des objets mais sans qu’il y ait perception consciente de ceux-ci.

 

C’est aussi un mécanisme attentionnel. Nous portons notre attention sur un objet et la perception de ce qui l’entoure est amoindrie, car notre cerveau ne peut analyser précisément qu’une seule image à la fois. Il s’agit là également d’une suppression physiologique pour ne pas être gêné par une multitude d’images qui viendraient interférer et compliqueraient l’analyse de ce que l’on regarde.

 

Mais ce phénomène, du fait de la plasticité cérébrale, est également mis en œuvre lorsque la situation est pathologique. Elle peut se manifester sur un œil ou de manière alternante sur les deux yeux lorsqu’il n’y a pas de dominance oculaire claire. Elle peut être constante ou intermittente avec un mécanisme d’inhibition qui se met en route lorsque cela est nécessaire, ce qui fait qu’elle peut être très furtive.

 

Dans les strabismes constants, la suppression va être centrale et périphérique pour éviter la diplopie. Elle se met en place chez l’enfant mais pas chez l’adulte. C’est pourquoi une chirurgie de strabisme chez l’adulte est plus délicate, il faut opérer en tenant compte de cet élément et laisser une déviation qui permette de rester dans la zone de la rétine périphérique qui neutralise pour éviter une diplopie post-opératoire. Elle ne sera pas traitée, car elle évite la diplopie et est nécessaire.

 

Dans le strabisme intermittent elle apparaitra essentiellement lorsque le strabisme est présent.

Pour certains strabismes divergents intermittents, lorsque le contrôle est rare et difficile, la question de lever ou non la suppression va se poser car il est important d’être sûr d’aller vers la guérison et de ne pas être délétère en laissant le patient dans une situation de diplopie incontrôlable.

 

La suppression se manifeste aussi dans le cadre d’une anisométropie. Elle sera alors centrale. C’est un phénomène adaptatif, une sorte de rivalité va apparaitre et la meilleure image prendra le dessus, la moins bonne sera supprimée. Ce qui peut aller jusqu’à l’amblyopie si le problème n’est pas réglé rapidement.

 

La suppression peut aussi perturber la binocularité en protégeant d’une vision inconfortable.

 

L’examen de celle-ci va nous permettre de connaitre sa temporalité, sa profondeur, sa localisation et son étendu de manière précise.

 

Voici quelques tests qui permettent d’analyser la suppression dans le cadre d’un patient avec binocularité :

 

1- Tests polarisés : simples à réaliser. Avec des lunettes polarisées, des images sont vues par chaque œil et d’autres par les deux pour mettre en œuvre la binocularité. La disparition de certaines images notera la présence d’une suppression et sur quel œil, si il y a une alternance, une intermittence, et qu’elle est son étendue.

 

2- Test de Worth : très rapide. Le patient porte des lunettes rouge/vert, il regarde quatre points lumineux, un rouge, deux verts et un blanc. En cas de suppression, le patient voit deux points rouges ou 3 points verts. La couleur non vue correspond à l’œil qui supprime. Le point blanc peut en alternance vert ou rouge lorsqu’il y a une suppression intermittente. Ce test reste cependant assez grossier.

 

3- Test du verre rouge de Bagolini : Réalisé avec un filtre rouge de profondeur moyenne devant un œil, le patient fixe une lumière. Si le point est rouge ou blanc, il neutralise. Il est également possible d’utiliser la barre de filtre rouge de Bagolini pour tester plusieurs densités de verres et connaitre ainsi la profondeur de la suppression.

 

4- Les verres striés : peu dissociant. Chaque strie du verre se comporte comme un verre cylindrique de forte puissance ce qui crée un trait lumineux perpendiculaire aux traits sur le verre. Le patient va percevoir une croix sur la lumière. S’il y a suppression, un trait ou une partie va disparaitre complétement ou par intermittence.

 

5- Le test du prisme de 4 dioptries. On place un prisme base externe devant un œil. L’œil suivant va aller vers l’intérieur, l’autre œil va aller vers l’extérieur puis il va venir reprendre la fixation en fusionnant du fait de la diplopie induite. S’il y a une suppression, l’œil concerné ne bougera pas. C’est le seul test objectif qui ne dépend pas de la réponse du patient.

 

6- Le synoptophore : Deux images différentes ou avec des repères différents sont présentées sur chaque œil. La disparition d’une image ou d’un repère permettra de savoir si un œil neutralise, comment et à quel degré de la vision binoculaire.

 

7- Le Pola-Mirror test : Le patient porte des lunettes polarisées, et se regarde dans un miroir. Il doit dire s’il voit ses deux yeux pareils et en même temps. Chaque œil ne peut voir que son image.

 

Une fois la suppression bien définie, il va falloir la traiter. C’est la base de tout traitement de la vision binoculaire, sinon, la fusion ne se maintiendra pas et le traitement ne tiendra pas dans le temps. Les méthodes visent à stimuler l’œil qui supprime en pénalisant l’œil dominant. La plupart des outils permettent de travailler en vision centrale et périphérique.

 

En voici quelques-uns :

 

1- L’occlusion : stimule l’œil concerné par la suppression. Mais la suppression étant un phénomène binoculaire, elle ne suffira pas.

 

2- Barre de filtres de Bagolini : le travail se fera en allant vers des filtres de moins en moins denses.

 

3- Filtre rouge et crayon rouge : le filtre rouge devant le « bon œil », celui-ci ne verra pas ce qu’il dessine, c’est le « mauvais œil » qui va prendre le relai. Il existe de très nombreux supports.

 

4- Synoptophore : Le détail qui différentie les deux images présentées, selon sa position, sa taille permettra de travailler la suppression fovéale, maculaire ou paramaculaire sur les 3 degrés de la vision binoculaire.  La modification de l’éclairage va pénaliser un œil et stimuler l’œil qui supprime.

 

5- Les verres striés : permet la prise de conscience de la suppression mais aussi de s’assurer que la fusion aux prismes par exemple se fait sans aucune suppression.

 

6- Pola-Mirror-test : le patient se rapproche du miroir jusqu’à ce qu’il voit ses deux yeux aussi bien et recule lentement en conservant les 2 yeux aussi nets.

 

7- Diplopie physiologique : elle sert de base a de nombreux outils et permet au patient de prendre conscience de la diplopie. Le patient fixera un point et il verra en avant et/ou en arrière deux points. Il y a différents exercices :

 

  1. a) Deux stylos un à 40 cm et le 2eme plus loin. Le point fixé est simple et l’autre double. Nous pourrons ainsi travailler à plusieurs distances avec des objets d’épaisseur différente. Et si besoin nous pouvons commencer avec des lumières.
  2.  
  3. b) Nous pouvons aussi rajouter des lignes qui se croisent sous le point fixé, et ainsi bien travailler sur l’ensemble de la rétine. C’est le cas de la plaquette de Mawas, de l’Eye port, du Phy-dip trainer ou de la corde de Broc.
  4.  

8- Les exercices dichoptiques : Chaque œil voit une image différente : barre R/V, filtres R/V, livres R/V, livrets de Weiss, logiciel type Visionary, etc.

 

9- Septum : il sera placé devant un texte, le sujet devra arriver à lire le texte. Sans suppression, le patient lira « à travers » le septum.

 

10- Les stéréogrammes, vectogrammes, tranaglyphe, l’Apertule rule, le Bernell-o-scope ou autre stéréoscope permettront de travailler la fusion en s’assurant que la suppression n’est plus présente.

 

Comme nous l’avons vu, la suppression, souvent oubliée, régulièrement délaissée, est pourtant très impactante. Elle est indispensable pour une vision claire de l’environnement, utile pour éviter une diplopie mais elle peut aussi être délétère et entraver la vision binoculaire. Il est essentiel d’en tenir compte. Les tests sont nombreux pour la définir et nous avons beaucoup d’outils pour la traiter.  Il est indispensable qu’elle soit systématiquement prise en compte.

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